Qui a peur de Madame De Lafayette ?

Faut-il vraiment être « sadique ou imbécile »

 

(comme l’affirma, jadis, un Président de la République)
 

pour recommander la lecture de « La Princesse de Clèves » ?

A ceux qui n’en auraient qu’un vague souvenir, rappelons brièvement l’intrigue invraisemblable du roman le plus célèbre de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne (1634-1693), surnommée « Le Brouillard » par ses contemporains, et plus connue sous son patronyme d’épouse La Fayette : soit donc une femme de haut lignage, hyper sexy et mariée à un homme qui l’adore (le Prince de Clèves) ; elle s’éprend, à la cour, d’un joli garçon (le comte de Nemours), mais s’interdit de faire droit en elle à la moindre « galanterie »; honnête femme, avertie par sa mère des dangers de la passion, elle ira jusqu’à avouer sa coupable inclination à son mari – qui, du coup, s’avise qu’il est triste de posséder le corps d’une femme dont on a perdu le cœur. Après la mort dudit mari, sa veuve, manifestement un peu toquée, continue de chérir Nemours mais s’obstine à ne point céder à un désir auquel, pourtant, rien ne s’oppose désormais. A la fin, tout le monde est frustré, reclus ou défunt. Il aura été cependant démontré que, pour être en paix, il faut « vivre sans attache ». Mieux : que « l’amour est le monstre de la nature, la peste du genre humain, le perturbateur du repos public ». On l’aura compris : « Le Brouillard » était, sur le chapitre de l’émotion, de sensibilité janséniste, voire stoïcienne. Et sa morale tenait en peu de mots: le plaisir ne sert à rien, sinon à hâter l’intranquilité de l’âme…
 
L’écrivain(e) qui conçut ce curieux dispositif mental avait, il est vrai, une forte réputation d’insensible. Issue de l’aristocratie frondeuse, instruite de l’inconstance des hommes, amante platonique du La Rochefoucauld des « Maximes » (dont certaines, dit-on, lui sont dues…), cette « Précieuse » de haute volée préféra toujours le commerce d’Horace ou de Pétrarque aux transports plus charnels. Elle publia, sans nom d’auteur (au XVIIème siècle, rien n’est moins honorable que d’être un écrivain !) quelques ouvrages – « La Princesse de Montpensier », « Zaïde », « L’histoire d’Henriette d’Angleterre »… - merveilleusement éclairés par leur nouvelle édition en Pléiade, et qui sont un constant plaidoyer en faveur du renoncement ou de l’indifférence. Mais ne nous y trompons pas : il est délicieux de fréquenter cette grande coincée qui, pour résumer sa vison des choses, affirmait : « c’est assez que d’être ». Et qui précisait à sa chère amie la Marquise de Sévigné : « Je suis persuadée que l’amour est une chose incommode et j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts ». C’est ce tempérament qui fait, aujourd’hui encore, le charme intact quoiqu’un peu morose, de cette « Princesse de Clèves », roman parfait, tout d’intelligence et de grâce glacée. On gagnera cependant à enjamber ses vingt premières pages (consacrées à la Cour des Valois) afin d’en savourer la prose sublime qui en fait à jamais le premier joyau de la littérature archi-psychologique.
 
Or, voici quelques années, une drôle d’affaire se noua autour de ce roman – qui dormait dans la respectable poussière des Classiques quand, par trois fois, un ancien Président de la République s’en prit à lui. A trois reprises, en effet, Nicolas Sarkozy fit de ce chef-d’œuvre désormais inoffensif le prétexte d’une croisade surprenante, l’emblème d’un passé inutile, le symbole d’une culture vaine. Il aurait pu varier ses coups, s’en prendre par exemple à « L’Avare », à « Nicomède » ou au « Roman de Renard » - mais non : c’est après la janséniste princesse qu’il en avait, au point d’affirmer que seul un « sadique ou un imbécile » pouvait avoir mis un tel ouvrage au programme d’un concours d’attachés administratifs… Du coup, et par réaction prévisible, l’apprenti-sorcier ressuscita un ouvrage qui redevint aussitôt un best-seller et un d’étendard anti bling-bling. Lire Mme de Lafayette se confondit, pour un temps, avec un acte de résistance. Marie Darrieusecq écrivit par défi un « Clèves » dont l’héroïne modernisée couchait beaucoup. On inventa même un badge rebelle qui proclamait rageusement : « Je lis la Princesse de Clèves ! ». L’ex-Président avait-il vraiment lu le roman dont il prescrivait l’oubli ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que son flair ne l’avait pas trompé : cette Princesse était bel et bien son antipode…
 
Car enfin : à travers son héroïne, de quelle perversion Mme de La Fayette voulait-elle entretenir ses lecteurs? En refusant de « jouir » avec M. de Nemours, en commettant ce « crime contre le bonheur » (qui scandalisait Stendhal), sa Princesse suggérait une chose qu’on aurait bien tort de ne pas entendre. A savoir : le plaisir, chez certains, et surtout chez certaines, est plus intense, plus électrisant, quand on se le refuse. En d’autres termes: jouir, c’est bon, mais ne pas jouir peut être encore plus jouissif. Cela s’appelle le sado masochisme – et il y a fort à parier que notre « Brouillard » était de cette chapelle spéciale. Or, le sarkozysme, par quelque bout qu’on le considère, appelait de ses vœux une religion inverse : à lui, l’immédiateté du plaisir, le bonheur comme horizon indépassable, et les passions vers lesquelles on se rue sur-le-champ. Imagine-ton un sarkozyste qui jouirait de ne pas posséder une Rolex ? Ou une Princesse de Clèves avouant : « avec Nemours, c’est du sérieux » ? En tout cas, il n’est pas interdit de penser que l’édifice hédoniste de l’ex-Présiden, si agité de tout et si impatient d’invoquer un monde plus cool, rencontra aux pieds de la placide héroïne de Mme de La Fayette, sa première et fatale lézarde. Ne jamais oublier sur ce point que les femmes, même tricentenaires, restent des artistes de la vengeance…
 
« Œuvres Complètes », de Madame de Lafayette, Edition établie, présentée et annotée par Camille Esmein-Sarrazin, Bibliothèque de la Pléiade.
 
 
 
 
EXTRAIT
« AIMEZ-MOI ENCORE SI VOUS LE POUVEZ… »
 
« Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donnent la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la Cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la Cen our (…) Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore si vous le pouvez… »